Goffman et la déstigmatisation, le stade ultime de la stigmatisation ?

Karel Dujardin, 1626-1678,  St Paul guérissant un paralysé à Lystres, 1663, Rijksmuseum, Amsterdam

« Pourquoi êtes-vous là toute seule à pleurer quand tout le monde est allé assister à la réception de l’évêque et de son frère le capitaine ?

— Je suis infirme et je ne peux pas marcher, señora. Qu’ai-je à voir avec tous ces gens bien portants et heureux ? »[1]

En perdant l’usage de sa jambe, Catalina perd aussi le goût de se mêler aux autres, les heureux bien-portants. Elle perd aussi son fiancé, qu’un miracle lui rendra pourtant. Au drame physique s’est ajouté le drame social, moins dû à son infirmité qu’à la manière dont les autres l’estiment et la regardent. Ce second mal n’est-il pas artificiel ? Ne suffirait-il pas que la société changeât son regard sur cette infirmité pour qu’il disparaisse ? Cette idée explique l’étonnant développement ces dernières années, à peu près partout dans le monde, de programmes de sensibilisation et de rééducation à destination des valides : combattre l’exclusion des « handicapés », corriger les préjugés, lutter contre les stéréotypes. Bref, déstigmatiser l’infirmité. Tout ça paraît partir d’un bon sentiment, et pourtant, à y regarder de plus près, la bonté est souvent plus apparente que réelle. Que vaut la bonté revendiquée du marchand de miracles, qui a toujours gravité autour des invalides en faisant commerce de leur détresse ? Est-il évident que ces programmes vont beaucoup plus loin que ces charlatans ? C’est vrai, ils s’appuient généralement sur les « derniers travaux de la sociologie »,  aujourd’hui labellisés Disability studies, qui prétendent justifier ces stratégies par une vision scientifique de la sociologie du handicap. Mais que vaut cette sociologie ? En dernière instance, elle sort toute entière d’une même source, publiée par Erving Goffman en 1963 et traduite sous le titre Stigmates[2]. Et paradoxalement, cet ouvrage beaucoup plus subtil que ses innombrables rejetons, contient en lui-même une critique radicale de ces programmes de sensibilisation. Car, en réalité, ils éduquent qui, ces programmes, le valide, ou l’invalide ? Leur but est-il vraiment l’assistance publique des infirmes, dans la tradition révolutionnaire française ? N’est-ce pas plutôt la déculpabilisation des valides ? Leur salut moral ? La lecture du classique de Goffman nous donne quelques clés pour y voir plus clair et comprendre ce que disent de la violence de notre époque ces programmes de déstigmatisation.

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Namlulu : Kramer et l’humanité en Pays de Sumer

En 1937, abrité par la Turquie républicaine d’Atatürk, un sumérologue américain copie et déchiffre avec peine et enthousiasme d’obscures inscriptions qui couvrent de petites tablettes d’argile, exhumées du sol de Nippur quelques décennies auparavant par une équipe américaine de l’Université de Pennsylvanie. Cette région de Basse Mésopotamie, dans l’actuel Sud irakien, était peut-être l’une des rares à ne pas être quadrillée par les puissances impérialistes française et anglaise qui creusaient plus au Nord d’une même main les puits de pétrole, les sites de fouille et le tombeau de l’Empire ottoman. Mais Samuel Noah Kramer n’est pas archéologue : il ne fait pas la cartographie d’un site de fouille. Ce qu’il veut, lui, c’est œuvrer à la « restauration des Belles Lettres sumériennes ». La « littérature » sumérienne, vieille de 4000 ans, pas les archives comptables. Et à travers elle : percer « la nature des anciens en lisant entre les lignes leur littérature ». L’histoire commence à Sumer[1], publié en 1956, c’est le petit livre rare qui a fait naître plus d’une vocation où Kramer a voulu populariser les éléments de cette vie de l’esprit. Mais pourquoi vouloir une telle restauration ? Qu’avons-nous à trouver, nous, dans cette vieille littérature ? Le fantasme oriental ? On serait déçu : on ne trouve nulle part chez Kramer ces figures classiques de l’orientalisme, le despote oriental, l’odalisque lascive, le sage plein de mystères, le mage en lévitation. Non, ce qui l’intéresse est tout autre et tient en un mot : Namlulu, l’humanité. Voilà ce qui égaye tant le texte : montrer l’humain dans le Sumérien, ce qui nous parle, si étrange que soit parfois l’accent du discours. L’humain dans l’écolier, dans le blouson noir, dans le diplomate, dans le juge, dans le roi, dans le sage, dans le prêtre, dans l’amant : toute une galerie de portraits qu’on découvre à la source des textes délicieusement traduits par Kramer. Et souvent on sourit. On sourit parce qu’on comprend, l’ennui de l’écolier, le désir de la prêtresse, les lamentations du pauvre. Humanité de Kramer, aussi, jusque dans le respect insolite qu’il porte à ses collègues dans un milieu universitaire éminemment concurrentiel. Mais alors, pourquoi lire ce qu’on connaît déjà ? Si c’est la même humanité, pourquoi la déchiffrer ? Vernis culturel ? Ou serait-ce que nous avons aussi besoin de tels détours par Sumer pour la toucher du doigt, la réveiller peut-être, cette humanité ? « Sumer ou barbarie » ?

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Sommer, discréditer, réprimer : la violence de la non-violence

non-violence1Emmanuel Macron, le 22 novembre 2019 à Nesle : « Il vous aura pas échappé que ça fait maintenant quelques mois que, les uns et les autres, parfois inspirés par des logiques politiques politiciennes ou par une vision de la société que je ne partage pas veulent en effet à chaque occasion créer le désordre. Je pense que ça ne doit pas conduire à confondre les combats. Le syndicalisme est important dans notre pays, le droit de manifester aussi, il faut qu’il soit respecté. S’il est respecté il doit se faire dans un cadre, c’est le cadre de la non-violence pour que l’expression des opinions puisse se faire en respectant l’ordre public. Tous ceux qui franchissent cette ligne, au fond, sont des ennemis du droit de manifester et d’exprimer leur opinion. Et je crois que toute formation politique comme toute formation syndicale s’honorerait à exprimer clairement ce distinguo. »[1] N’est-elle pas étrange, l’histoire de la non-violence ? L’idéal des opprimés est devenu l’injonction des oppresseurs. Mot d’ordre de Thoreau, de Gandhi, de Martin Luther King, la non-violence désormais justifie le déchainement de la violence : elle est violence elle-même sinon la violence même, « ligne rouge » que le tyran trace avec le sang de ceux qu’il soumet et à qui il refuse le droit à l’affrontement. C’est ce paradoxe d’un idéal cyniquement renversé en son contraire au terme de deux siècles de luttes que décrit savamment le philosophe italien Domenico Losurdo dans un ouvrage particulièrement accessible, La Non-Violence, Une histoire démystifiée, traduit par Marie-Ange Patrizio pour les éditions Delga. Lire la suite

L’art des vainqueurs, le sens du scandale

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Murakami, Cosmos ball (2000) Honolulu museum of art

C’est tout à la gloire – peut-être – des populations de l’Attique que d’avoir inventé la tragédie, cette répétition inépuisable, dit-on, du sacrifice d’un bouc sur l’autel de Dionysos. Les « Occidentaux » ne sont pas en reste, car eux aussi ont récemment inventé un art, « l’Art contemporain » – celui qui alimente imperturbablement les pages culturelles de la presse quotidienne – qui joue inlassablement une même scène, le rituel quasi comique des bonnes mœurs scandalisées : on ne compte plus les esclandres provoquées par Jeff Koons, Damien Hirst, Anish Kapoor et consorts. On entrevoit la nature du travail d’une image sacrificielle sur la sensibilité du spectateur : le destin de la douleur humanise. Mais le scandale, à quoi ça sert ? A quelle nécessité répond cet art du scandale ? Pourquoi le spectateur en semble-t-il à ce point fasciné que non seulement, il adhère – peu ou prou – à cet art, mais qu’il en recherche des formes plus populaires, dans les informations du journal télévisé où fascinent des images de destruction, ou la mode vestimentaire où l’on se plaît à déchirer son jean ?  C’est à une telle analyse du goût contemporain, le goût morbide du laid, et à sa relation avec la société qui le cultive, que nous proposons de réfléchir, en prenant pour guide Annie Le Brun et son dernier essai, Ce qui n’a pas de prix, édité chez Stock, sans nous empêcher, comme à notre habitude, de faire parfois à notre guide quelques infidélités. Lire la suite

La famine comme arme – Misères du Bengale sous l’Empire britannique

Chittaprosad

Dessin de Chittaprosad, Midnapore 1943

En Inde, le gouvernement de l’Empire britannique a commencé et s’est terminé par les plus violentes famines que connut jamais ce territoire : la Grande Famine du Bengale de 1770, 5 ans après la prise de contrôle du Bengale par la British East India Company ; celle de 1943 au même endroit, quatre ans avant l’indépendance et la partition sanglante du RAJ entre Inde et Pakistan. Et entre les deux, ce n’est pas plus glorieux, et l’historien William Digby estime que pendant le XIXe siècle, 28 millions d’Indiens périrent des conséquences de ces famines. Est-ce donc que les famines sont inévitables ou imprévisibles ? Ou que les meilleurs économistes peuvent faire des erreurs ? N’est-ce pas plutôt que les statistiques économiques cachent d’étranges relations politiques entre la Grande-Bretagne et ses provinces impériales ? L’excellente étude proposée par Madhusree Mukerjee de la famine bengalie de 1943, dans son Churchill’s Secret War, nous permet de mieux comprendre les ressorts d’une économie impériale. C’est en particulier l’occasion, pour un lecteur français, de découvrir Winston Churchill sous un autre jour. L’histoire de l’indépendance de l’Inde dispose moins une native du Bengale à tordre les faits pour en faire un héros. « Je hais les Indiens. C’est un peuple bestial avec une religion bestiale »[1]. Sa réponse à la crise alimentaire que le Bengale du affronter entre 1943 et 1944 lui donna l’occasion d’en faire la démonstration.  L’ouvrage a été traduit par Etienne Lesourd et édité en 2015 par les éditions Les nuits rouges sous le titre Le crime du Bengale, La part d’ombre de Winston Churchill, et nous a servi de base et de partenaire pour réfléchir à notre tour aux causes générales des crises alimentaires et à la responsabilité de Churchill et de l’élite britannique dans celle qui causa la mort de 3 millions d’Indiens.[2] Lire la suite

De la bonne taille des choses (sagesse des mathématiques)

Image extraite du film « Koyaanisqatsi »

En 1955 est achevé un programme architectural gigantesque : 33 barres d’immeubles, de 11 étages chacun, pour servir de logements sociaux à la ville de Saint-Louis, dans le Missouri. Le projet Pruitt-Igoe vaut à son architecte Yamasaki une telle renommée que la ville de New York, à l’instigation des frères Rockefeller, lui commande sa plus célèbre réalisation : les sept immeubles du World Trade Center. Pourtant, moins de 20 ans plus tard, les barres de Pruitt-Igoe sont dynamitées : l’insécurité, la dégradation l’avaient rendu invivable pour ses habitants.[1] Mais n’est-ce pas sous son gigantisme que le quartier s’est écroulé ? Nos sociétés ne souffrent-elle pas d’une tendance à la démesure ? Ne sommes-nous pas trop indifférents aux questions de taille dans nos réflexions et réalisations sociales ? Ce sont à ces problèmes qu’Olivier Rey, dans son essai original et stimulant Une question de taille, nous invite à prêter attention.[2] Lire la suite

Dick Teresi et ses découvertes oubliées

lost-disLost Discoveries : The Ancient Roots of Modern Science—from the Babylonians to the Maya, par Dick Teresi

Ce livre facile à lire vous apprendra certainement des choses dont vous n’aviez pas même idée.

Saviez-vous qu’on a trouvé en Amérique centrale des statues magnétisées de tortues ; or, les tortues marines, semble-t-il, s’orientent elles-mêmes grâce au magnétisme. Saviez-vous que l’Angleterre de la révolution industrielle avait probablement copié une méthode chinoise antique de fabrication de l’acier ? Cela vous donne une idée de la richesse de l’ouvrage. Lire la suite