Miniatures arméniennes et cinéma soviétique : l’Ashik Kerib de Serguei Paradjanov (1/2)

(English translation below) Ils sont assis en tailleur sur un matelas d’Orient, un ménestrel coiffé d’un turban rouge et une jeune femme qui tient une fleur. Nous venons de les voir danser ensemble lors d’une fête de la fécondité : leur amour ne fait aucun doute au spectateur, mais le cœur n’est pas si sûr pour ceux qui s’aiment. Alors dans un jardin, face à nous, protégés d’une ombrelle rouge et devant des grenadiers, symboles du Caucase et qui font écran à la profondeur, elle joue à douter. « Il m’aime ! Il ne m’aime pas ! » soupire-t-elle les lèvres pourtant fermées, en dépouillant une fleur blanche, un à un de ses pétales. Ashik lui prend la fleur et change la formule : « Elle m’aime ! Elle m’aime ! Elle m’aime ! »… C’est plus sûr ! Et il couche délicatement sa tête sur les genoux de Magül. La caméra se centre soudain sur deux colombes, qu’on croyait perchées sur la coiffe d’Ashik et qui roucoulent l’une face àce l’autre. Magül tend à son tour une grenade à l’homme qu’elle aime qui en boit le jus, inspire de soulagement et se penche sur elle pour baiser ses lèvres. Cette courte scène est extraite d’Ashik Kerib, le dernier chef d’œuvre du cinéaste géorgien Paradjanov sorti en 1988. Récit d’un poète caucasien, un ashug, en quête de la fortune qui lui permettra d’épouser celle qu’il aime : l’amour aux prises avec le monde. Mais récit à la trame parfois énigmatique, parce que Paradjanov invente quelque chose de nouveau : moins une intrigue qu’une suite de tableaux, comme un livret de miniatures qu’on feuillette de page en page. La chronologie est là, mais secondaire, loin derrière la beauté de scènes simples, pleines de symbolismes et parfois comiquement surréalistes : un cinéma-poésie. Mais pourquoi un tel formalisme ? Fantaisie d’esthète ? N’est-ce pas plutôt qu’il faut prendre au sérieux la construction esthétique d’une image ? Parce que le monde, on le voit toujours déjà préparé par des images qui nous y sensibilisent. Le cinéma soviétique est imprégné de ces réflexions sur le problème du pouvoir de l’image, de sa capacité à disséminer le faux comme le vrai. Et le « réalisme » auquel on réduit souvent le cinéma soviétique fut loin d’être la seule réponse proposée. Paradjanov s’inscrit en fait dans ce contexte soviétique hors duquel sa poésie n’aurait pas trouvé les moyens de s’exprimer, même partiellement. On va essayer de reprendre ce contexte, en guise d’invitation à découvrir ce cinéaste. On s’appuiera beaucoup, entre autres ouvrages, sur l’excellent essai que James Steffen lui a consacré[1].

Paradjanov, un poète transcaucasien

Le cinéma états-unien appartient à la culture populaire standard, et chacun est capable d’en citer quelques grands noms, même des productions des années 1930. Du cinéma soviétique, au contraire, le grand public ne sait absolument rien, sinon deux noms dans le meilleur des cas, Eisenstein et Tarkovski. A vrai dire, cette industrie cinématographique n’est généralement présentée que comme une machine de propagande artistiquement nulle[2]. Vision éminemment simpliste, pour ne pas dire complètement erronée, et le cinéma si original de Paradjanov en est une illustration.

Timbre arménien en hommage à Paradjanov

On reconnaît quatre chefs d’œuvre à Paradjanov, dont aucun ne répond aux canons esthétiques du réalisme : Les chevaux de feu, La couleur des grenades (Sayat-Nova), La légende de la forteresse de Souram, et notre présent film, Ashik Kerib. En fait, ce sont presque ses seuls films, puisqu’il a renié les précédents. S’il a si peu tourné, c’est à cause de ses trois séjours en prison, et de sa mise à l’écart pendant 15 ans par l’administration soviétique du cinéma[3]. Une courte scène où l’on voit Ashik Kerib tirailler des barreaux de fenêtre évoque sans doute ces années d’enfermement, dont il se sauva lui-même, raconte-t-il, en cousant des vestes et des chemises pour les enfants, en écoutant patiemment les prisonniers raconter leur histoire, en perfectionnant son art du collage, en confectionnant des poupées, qu’il adore et collectionne.

Ashik Kerib, sous-titré en anglais

Comme le personnage de son film, Paradjanov est originaire de Tbilissi, capitale de la République Socialiste de Géorgie. Après avoir déclaré leur indépendance en 1918, Géorgie, Arménie et Azerbaïdjan furent réunies en 1922 dans la République socialiste de Transcaucasie, dont Tbilissi était la capitale. En 1936, les trois Républiques deviendront autonomes, mais Tbilissi resta ce qu’elle fut toujours, une ville spirituelle et cosmopolite où se côtoient populations arméniennes, azerbaidjanaises, géorgiennes, où s’épanouissent les traditions juives, chrétiennes, islamiques, où s’impriment les influences des cultures persane, turque et russe. Lui-même de famille arménienne assez pauvre (« C’est la faim qui a accompagné mon enfance »[4]) c’est plus généralement les cultures transcaucasiennes qui vont l’imprégner, et l’art qu’il acquit au VGIK (l’Institut d’Etat de Cinématographie à Moscou) sous la direction des cinéastes Savtchenko et Dovjenko[5], il l’employa à chercher une esthétique qui révèle au spectateur la force d’une culture.

Culture matérielle, d’abord, et lui-même est un homme d’objets, qu’il achète, qu’il fabrique, qu’il vole parfois. Son père, antiquaire entre deux séjours en prison, lui a donné le goût des antiquités, goût qui n’est pourtant pas, dit-il, une lubie personnelle, mais un choix artistique. Paradjanov, c’est un artisan. Il raconte fièrement avoir confectionné 46 chapeaux (on en voit des exemples dans son film sur le peintre Pirosmani[6]). Excentrique, touche à tout : sa maison est un bric-à-brac d’objets d’arts, de peintures, de collages, de tissus, d’antiquités qu’il donne généreusement à ses convives (après parfois les avoir généreusement volés). Et s’il choisira le cinéma, après avoir pratiqué la danse et le violon, c’est parce que pour lui, c’est l’art qui rassemble en lui tous les métiers, tous les artisanats : l’hyper-art.[7] Ce goût pour la culture matérielle est décisif, et palpable dans son cinéma où les objets jouent souvent le premier rôle. De lui, le cinéaste Ilienko (chef-op sur les Chevaux de feu, à qui on doit la caméra frénétique du film) dira : « Il ne dirige pas vraiment des films, il dispose plutôt des objets devant une caméra. »[8] Ça a l’air méchant, mais c’est amical.

L’ashugh et son monde

L’ashugh, c’est le sujet parfait pour lui, poète itinérant auquel il consacre deux films, Sayat-Nova et Ashik Kerib, et auquel il s’identifie profondément : tous trois sont des « poètes transcaucasiens ». L’ashugh est un barde, un troubadour, un ménestrel musulman voyageant à travers les régions du Caucase, au milieu des Georgiens, Arméniens, Azerbaïdjanais, Turcs et Iraniens. Accompagné de son saz, il chante des dastan, de grands poèmes épiques, ou des poèmes amoureux. Son nom même est un dérivé de l’arabe ashik, l’amour. Il chante dans les langues vernaculaires, mais son art puise dans les traditions persanes. On connaît des ashughs en Arménie au XVIe siècle, et Sayat-Nova, au XVIIIe siècle, est sûrement le plus célèbre d’entre eux.

Ahik Kérib par Ushakov Poskochin

Ashik Kerib (Âshık Garip) est aussi l’un d’eux, une figure historique de la culture ottomane. C’est aussi le héros d’un conte populaire que le poète russe Mikhail Lermontov, séjournant dans l’exotique Tbilissi, avait raconté dans un court récit en 1837 : Ashik-Kerib, un jeune et pauvre ashugh musulman se lance dans un périple de plusieurs années pour amasser suffisamment d’argent et libérer la belle et fidèle Magul-Megeri, fille d’un riche Turc plus sensible à la dot qu’à l’amour du poète. Paradjanov connaît bien ce conte, sa mère le lui lisait quand il avait sept ans. Pourtant, ce n’est pas une adaptation, mais une création à part entière : il va jusqu’à modifier nettement la trame générale du conte, inventant des épisodes de toutes pièces, jusqu’à en changer radicalement la signification.

L’ashugh de Lermontov achève son périple dans un tel bonheur et une telle volupté qu’il en oublie presque sa fiancée. Celui de Paradjanov, double d’Orphée revenu des enfers, finit dans l’angoisse et la misère. Assis près d’une maison abandonnée aux démons, il goûte affamé à une galette de pain, pétri par les mains d’une mère. « Ce pain lui-même est les mains d’une mère, pétri dans sa chaleur et son amour, mélangé dans les larmes d’une mère, et cuit dans son sein », médite-t-il. Pourquoi fallait-il que l’ashugh achève son périple initiatique par ces lamentations ? Pourquoi fallait-il, avant que le saint ne le sauve et le reconduise à Tbilissi, qu’il éprouve si durement le désarroi de l’abandon de sa mère ? Fable peut-être sur les sources de la poésie ? Qui de toute chose fait une relique qui commémore sa propre source ? Est-ce pour cela que le dernier plan du film montre une colombe se poser sur une caméra, en « honneur au père de la mariée » ?

Sayat-Nova, son chef d’œuvre de 1969, Paradjanov le décrit ainsi dans une interview : « Le film ne sera pas une biographie traditionnelle, il ne tracera pas la vie de du poète année après année. Nous voulons montrer le monde dans lequel l’ashugh vivait, les sources qui ont nourri sa poésie, et pour cette raison l’architecture nationale, l’art populaire, la nature, la vie quotidienne, et la musique jouent un grand rôle dans les choix picturaux du film. Nous racontons l’époque, le peuple, leurs passions et pensées à travers le langage des objets, conventionnel mais inhabituellement précis. Artisanats, vêtements, tapis, ornements, tissus, meubles des lieux d’habitation : voilà les éléments. C’est de cela que naît l’apparence matérielle d’une époque. »[9] On pourrait dire la même chose d’Ashik Kerib. Non pas filmer le poète, mais les sources de la poésie : conduire le spectateur à la contemplation première du monde qui inspire le poète, lui faire sentir les sources suprasensibles de l’art.

Mais le poète n’est pas un individu créateur isolé du monde : au contraire, le monde est sa source. Non pas fuir le monde, mais le vénérer. Pas le rêve ni le divertissement, mais la poésie et la vérité. Le récit doit aboutir à une reconnexion entre le spectateur, le poète et le monde. « Diriger un film, c’est simplement la vérité transformée en images : tristesse, espoir, amour, beauté. » A partir des Chevaux de feu, son neuvième film, il a conscience des thèmes qui l’intéressent : « les problèmes qui se posent à un peuple : l’ethnographie, Dieu, l’amour et la tragédie. » Le centre du film, c’est donc moins le poète que le Caucase, sa géographie, sa culture, tout le milieu où se nourrissent les passions humaines : la matière dont l’esprit jaillit. Mais comment montrer cette vérité là ? A quoi devrait ressembler un film qui voudrait nous transmettre, non pas la vie intrigante d’un poète mais les sources même de sa poésie ? Nous faire sentir cette source ? « Ce n’est pas assez d’aimer !  Il faut vénérer ! » s’enthousiasme-t-il quelque part[10]. Comment on montre ça, un monde à vénérer ? Il faut inventer quelque chose de neuf, une manière nouvelle de raconter, de filmer : un nouveau genre de « cinéma-poésie ».

« Réalisme soviétique » et Cinéma-poésie

Le cinéma soviétique a une étrange réputation, celle de s’être borné au fameux « réalisme soviétique ». Pour Jdanov, son grand promoteur, c’est une « combinaison de la réalité la plus terre-à-terre, la plus quotidienne, avec les perspectives les plus héroïques ». Simplicité, réalisme, optimisme : voilà la base. Un art pour les masses. Mais les masses ne sont pas stupides. Le cinéma soviétique, d’ailleurs, c’est un cinéma d’intellectuels militants. Les discussions esthétiques étaient beaucoup plus intenses en Union Soviétique que ce que de bien réelles tragédies personnelles ou institutionnelles (que Paradjanov déplore avec une vive amertume) peuvent laisser croire. Paradjanov le dit lui-même : le « réalisme soviétique », c’est une fiction, ça n’existe que dans les livres. Le cinéma des courtisans n’empêcha pas tout à fait les auteurs plus aventureux.

Arsenal, de Dovjenko

Viktor Shklovsky, grand théoricien soviétique, résumait dans un article-manifeste de 1927 qui a sans doute inspiré Paradjanov : « Un film sans intrigue, c’est un film poétique. »[11] Résoudre les problèmes par la forme, ajoute-t-il, et non par le contenu (la sémantique), voilà la poésie. Ce n’est pas un cinéma où l’on ne comprend rien : on comprend, mais par la forme, par l’esthétisme même de l’image et de son mouvement. Le cinéma épique de Dovjenko, le maître ukrainien de Paradjanov, c’est déjà un cinéma poétique, il suffit de voir l’Arsenal tourné en 1929 et sa mise en scène étrange de l’immobilité.  Au début des années 1960, une nouvelle école poétique commence à se constituer avec Paradjanov, Yuri Illienko, Leonid Osyka, inspirés sans doute par L’Enfance d’Ivan de Tarkovsky. Paradjanov, lui, invente une poésie de l’image-fixe : son film se feuillette comme un vieux manuscrit de miniatures arméniennes.

Certaines autorités du Goskino moscovite (le département cinématographique du Ministère de la Culture) avaient du mal avec ce formalisme : « Le peuple ne comprendra rien à l’histoire ! » Les Occidentaux crient à la censure, et c’est vrai que Sayat-Nova a été découpé et remonté. Mais le souci du Goskino n’était-il pas légitime ? Si le but du film était de transmettre la grandeur d’un poète transcaucasien au peuple de toute l’Union soviétique, et même d’exporter le film, ne fallait-il pas une trame narrative claire ? La trame d’Ashik Kerib est assez claire, bien qu’étrange par moments. Le spectateur n’est pas du tout invité à reconstruire une chaine de causes et d’effets. L’ashugh, par exemple, est dans une fosse au tigre, puis il erre au plan suivant dans un sanctuaire abandonné. Comment s’est-il sauvé du tigre ? Le spectateur n’en saura rien.

Poésie surréaliste, en fait, mais d’un surréalisme qui semble puiser à une  toute autre source que celle d’un André Breton[12]. Absolument surréaliste, par exemple, cette scène de la fosse au tigre : tigre de tissu, tigre-bifrons à deux faces dont la tête pivote autour du cou comme un gyrophare. Ce surréalisme, Steffen le rattache plutôt à l’idée d’étrangeté (ostranenie) défendue encore une fois par Shklovsky qui écrit : « Pour retourner la sensation dans nos tripes, pour nous faire sentir les objets, pour qu’une pierre sente la pierre, l’homme s’est vu donné l’outil de l’art. (…) En défamiliarisant les objets, en compliquant les formes, l’outil de l’art rend la perception longue et laborieuse. »[13] En révolte contre le réel, Paradjanov ? N’est-ce pas plutôt que par le détour de l’étrange, de l’ancien, et même de l’icône, le spectateur est rendu à une sensation plus pure du réel comme il est ?

Comment fait-on un film en Union Soviétique ?

Comment de tels films pouvaient-ils être produits ? Que signifie la « censure » dont Paradjanov a souvent fait les frais ? Pour le comprendre, il faut se pencher plus précisément sur la manière dont fonctionnait l’industrie du cinéma soviétique.

La caractéristique du cinéma soviétique, c’est le monopole d’État sur la production et la distribution des films : le cinéma est un service public, pas un marché, et à ce titre la créativité du cinéaste doit être au service de principes culturels et esthétiques reconnus, non d’intérêts capitalistiques. Ce n’est donc pas qu’un film est « censuré » de l’extérieur, mais que tout le processus de production et de distribution engage des institutions publiques de l’intérieur.

L’industrie cinématographique de toute l’Union Soviétique était placée sous l’autorité du Ministère de la culture, en particulier du Goskino (qui changera plusieurs fois de noms depuis sa création en 1922). Pour qu’un studio finance un film, son scénario devait d’abord être approuvé par un service du Goskino, le Département Principal de Rédaction des scénarios (Glavnaia stsenarno-redaktsionnaia kollegiia). Son rôle était autant politique qu’esthétique, et ses membres, dont des professionnels du cinéma, servaient aussi à conseiller l’auteur sur le plan artistique.

Après le succès des Chevaux de feu, qui a grandement profité au statut du studio Dovzhenko Film à Kiev, Paradjanov est invité par le studio Armenfilm en 1966. L’Union Soviétique célébrait alors le jubilé du poète Sayat-Nova, perçu comme une figure à la fois nationale (caucasienne) et transnationale, universelle. Paradjanov soumet d’abord son scénario au studio, qui le soumet à son tour au département arménien du Goskino. On l’a vu, son scénario était très original, et artistiquement très ambitieux : montrer non le poète, mais les sources de sa poésie. Ce projet est approuvé par le département arménien et à son tour soumis au département principal du Goskino de Moscou.

Ce dernier se montre plus réservé : le choix d’un cinéma-poétique pourrait empêcher les spectateurs d’avoir une vision claire de la réalité historique du poète : le cinéma est un art pour tous, et il s’agit là de commémorer un héros transculturel. Pour autant, le Goskino se contente de solliciter de la part du département arménien une attention spéciale pour ce film. Mais le metteur en scène peut tout aussi bien se plaindre de son studio auprès du ministère : c’est ce que fit Paradjanov abondamment, au point que Moscou ordonna au Goskino arménien de ne plus entraver la démarche créatrice de Paradjanov.

Le film tel qu’il existe aujourd’hui n’est pourtant pas la version voulue par Paradjanov : Alexei Romanov, le directeur de Goskino, exigea des changements avant diffusion. Mais son principal grief était que le film, par son excès de formalisme, échouait à enseigner au public soviétique « le véritable parcours de vie du grand poète de Transcaucasie et son rôle dans le développement de la culture nationale arménienne. » Les scènes de nu comme l’imagerie religieuse ne furent que partiellement censurées. Finalement, Romanov n’accorda au film qu’une distribution en Arménie sous le titre La Couleur des Grenades, parce qu’à ses yeux, ce n’était pas un film sur Sayat-Nova. Le film ne fut pas interdit. Plus tard, il fut à nouveau (intelligemment) remonté pour la diffusion dans toute l’Union Soviétique par le Goskino, mais précisément pour donner au film une plus large audience. En revanche, il n’autorisa pas sa diffusion à l’étranger.

Évidement, on peut regretter ces mutilations. Mais quel cinéaste occidental a le dernier mot sur son montage ? Et Hollywood aurait-il été capable de produire et distribuer un film tel que Sayat-Nova, même dans la version mutilée que nous lui connaissons ? Quel investisseur privé l’aurait financé ? Qui aurait misé sur de tels choix artistiques ?

(Pour la suite, Partie 2/2, cliquer ici)

PYD


[1] James Steffen, The cinema of Sergei Parajanov (Madison: University of Wisconsin Press, 2013).

[2] Pour une bonne remise en question de cette perspective historique simpliste, voir Richard Taylor et Ian Christie, éd., Inside the film factory: new approaches to Russian and Soviet cinema (London, New-York, 1991).

[3] Il est arrêté une première fois pendant ses études en 1948 pour « mauvaises fréquentations » et homosexualité. Il est cependant relâché rapidement faute de preuves. Il est arrêté une seconde fois en 1973 pour différentes charges, et condamné cette fois à 5 ans de prison. Les accusations semblent avoir été des prétextes pour contrer son influence sur les artistes et intellectuels ukrainiens, en particulier suite à un discours critique à l’égard de l’état du cinéma soviétique sous l’ère Brejnev, dans un cinéclub à Minsk en 1971. Il attaquait en fait principalement et publiquement ceux qui avaient fait obstacle à la sortie de Sayat-Nova. Il est à nouveau emprisonné entre 1982 et 1983, dernière expérience particulièrement difficile, dite en « régime sévère ».

[4] Patrick Cazals, Serguei Paradjanov (Paris: Cahiers du Cinema, 1993).

[5] Sur Dovjenko, voir Herbert Marshall, Masters of the Soviet cinema: crippled creative biographies (London, 1983), pp.98-186. Sur les relations entre les trois cinéastes, voir aussi Serhii Trymbach, « Artistic power vs. state power: Dovzhenko, Savchenko, Parajanov », Studies in Russian and Soviet Cinema 6, no 3 (2012): 357-64.

[6] https://www.youtube.com/watch?v=qfu9KA78jI0

[7] Ibid, p.31.

[8] Steffen, p.69.

[9] Ibid, p.115.

[10] Cazals, Serguei Paradjanov.

[11] Steffen, p.19.

[12] Paradjanov le dit volontiers : il filme du surréalisme. Mais sans mépriser le réalisme le moins du monde : il rêvait de tourner avec Gerasimov, maître du cinéma dit « réaliste ».

[13] Ibid. Également cité dans Laleen Jayamanne, Poetic Cinema and the Spirit of the Gift in the Films of Pabst, Parajanov, Kubrick and Ruiz (Amsterdam: Amsterdam University Press, 2021), p.59.

English translation (based on automatic translator)

Armenian miniatures and Soviet cinema: Ashik Kerib by Sergei Paradjanov (1/2)

They are sitting cross-legged on an Oriental mattress, a minstrel wearing a red turban and a young woman holding a flower. We just saw them dancing together on a fertility festival: their love is beyond doubt to the viewer, but the heart is not so sure for those who love each other. So in a garden, in front of us, protected by a red umbrella and in front of grenadiers, symbols of the Caucasus and which shields the depth, she plays to doubt. « He loves me! He loves me not! « she sighs with her lips closed, stripping a white flower one by one of her petals. Ashik takes the flower and changes the formula: “She loves me! She loves me! She loves me! ”… It’s safer! And he gently lays his head on Magül’s lap. The camera suddenly centers on two doves we believed to be perched on Ashik’s cap and rolling one face to the other. Magül in turn hands a pomegranate to the man she loves who drinks the juice, inspires relief and bends over her to kiss her lips. This short scene is from Ashik Kerib, the last masterpiece by Georgian filmmaker Paradjanov, released in 1988. Story of a Caucasian poet, an ashug, in search of the fortune that will allow him to marry the one he loves: love struggling with the world. But this narrative is sometimes enigmatic, because Paradjanov is inventing something new: less a plot than a series of paintings, such as a booklet of miniatures that are flipped from page to page. The chronology is there, but secondary, far behind the beauty of simple scenes, full of symbolism and sometimes comically surreal: a cinema-poetry. But why such formalism? Aesthetic fantasy? Is it not rather that we must take seriously the aesthetic construction of an image? Because the world, we always see it already prepared by images that make us aware of  it. Soviet cinema is imbued with these reflections on the problem of the power of the image, its capacity to disseminate the false as well as the true. And the « realism » to which Soviet cinema is often reduced was far from the only answer offered. Paradjanov is in fact part of this Soviet context outside which his poetry would not have found the means to express itself, even partially. We will try to take this context back, as an invitation to discover this filmmaker. Much will be based, among other works, on the excellent essay James Steffen devoted to him[1].

Paradjanov, a transcaucasian poet

American cinema belongs to the standard popular culture, and everyone is able to name a few great filmakers, even productions from the 1930s. From Soviet cinema, on the contrary, the general public knows absolutely nothing, except two names in the best case, Eisenstein and Tarkovski. In fact, this film industry is generally presented only as an artistic propaganda machine[2]. A vision eminently simplistic, if not completely erroneous, and the original cinema of Paradjanov is an illustration of this.

Paradjanov is known for four masterpieces, none of which meet the aesthetic canons of realism: Shadows of the forgotten ancestors, The Color of Pomegranates (Sayat-Nova), The Legend of Suram Fortress, and our present film, Ashik Kerib. In fact, these are almost his only films, since he has denied the previous ones. The reason he did not make more film was because of his three stays in prison, and his 15-year isolation by the Soviet Film Administration.[3] A short scene of Ashik Kerib pulling window bars may evoke those years of confinement, from which he saved himself, he says, sewing jackets and shirts for the children, patiently listening to the prisoners telling their story, perfecting his collage, making dolls, which he adores and collects.

Like the character in his film, Paradjanov is from Tbilisi, the capital of the Socialist Republic of Georgia. After declaring independence in 1918, Georgia, Armenia and Azerbaijan were reunited in 1922 in the Transcaucasian Socialist Republic, of which Tbilisi was the capital. In 1936, the three Republics became autonomous, but Tbilisi remained what it always was, a spiritual and cosmopolitan city where Armenian, Azerbaijani and Georgian populations mingle, where Jewish, Christian and Islamic traditions flourish, where influences of Persian, Turkish and Russian cultures are imprinted. He himself, of a rather poor Armenian family (« It is hunger that accompanied my childhood »[4]), is more generally the transcaucasian cultures that will permeate him, and the art he acquired at VGIK (the State Institute of Cinematography in Moscow) under the direction of filmmakers Savchenko and Dovzhenko[5], he employed him to seek an aesthetic that reveals to the viewer the strength of a culture.

The ashugh and its world

Ashugh is the perfect subject for him, a traveling poet to whom he devotes two films, Sayat-Nova and Ashik Kerib, and with whom he deeply identifies: all three are transcaucasian poets. The ashugh is a bard, a troubadour, a Muslim minstrel traveling through the Caucasus, among Georgians, Armenians, Azerbaijanis, Turks and Iranians. Accompanied by his saz, he sings dastans, great epic poems, or love poems. Its very name is derived from the Arabic ashik, love. He sings in vernacular languages, but his art draws on Persian traditions. Ashughs are known in Armenia in the 16th century, and Sayat-Nova in the 18th century is probably the most famous of them.

Ashik Kerib (Ashık Garip) is also one of them, a historical figure of Ottoman culture. It is also the hero of a folk tale that the Russian poet Mikhail Lermontov, staying in the exotic Tbilisi, told in a short account in 1837: Ashik-Kerib, a young and poor Muslim ashugh, embarks on a journey of several years to raise enough money and free the beautiful and faithful Magul-Megeri, daughter of a wealthy Turk more sensitive to dowry than to the love of a poet. Paradjanov is no stranger to this tale; his mother read it to him when he was seven. However, it is not an adaptation, but a creation in its own right: he goes so far as to modify the general framework of the tale, inventing episodes from all parts, to radically change its meaning.

The ashugh of Lermontov ends his journey in such happiness and such delight that he almost forgets his fiancée. The one of Paradjanov, double of Orpheus returned from hell, ended in anguish and misery. Sitting near a house abandoned to demons, he tastes hungry at a bread cake, kneaded by the hands of a mother. « This bread itself is the hands of a mother, mixed in her warmth and love, mixed in the tears of a mother, and baked in her breast, » he meditates. Why did the Ashugh have to end his initial journey with these lamentations? Why was it necessary, before the saint rescued him and returned him to Tbilisi, that he felt so harshly the distress of his mother’s abandonment? Fable perhaps about the sources of poetry? Which of all things makes a relic, that commemorates its own source? Is this why the last shot of the film shows a dove posing on a camera, in « honor of the bride’s father »?

Sayat-Nova, his 1969 masterpiece, Paradjanov described it this way in an interview: « The film will not be a traditional biography, it will not trace the life of the poet year after year. We want to show the world in which the ashugh lived, the sources that nurtured his poetry, and for that reason national architecture, folk art, nature, everyday life, and music play a big role in the pictorial choices of the film. We tell about the time, the people, their passions and thoughts through the language of objects, conventional but unusually precise. Handicrafts, clothing, carpets, ornaments, fabrics, furniture in the accommodation: those are the elements. This is what gives rise to the material appearance of an era. [9] The same could be said of Ashik Kerib. Not filming the poet, but the sources of poetry: to lead the viewer to the first contemplation of the world that inspires the poet, to make him feel the suprasensible sources of art.

But the poet is not an individual creator isolated from the world: on the contrary, the world is its source. Not flee the world, but worship it. Not the dream or the entertainment, but the poetry and the truth. The story must lead to a reconnection between the viewer, the poet and the world. « Directing a film is simply the truth transformed into images: sadness, hope, love, beauty. From Shadows of the forgotten ancestors, his ninth film, he is aware of the themes that interest him: « problems faced by a people: ethnography, God, love and tragedy”. The center of the film, therefore, is less the poet than the Caucasus, its geography, its culture, the whole environment where human passions feed: the matter from which the mind springs. But how do you show that truth there? What should a film look like that would transmit to us, not the intriguing life of a poet but the very sources of his poetry? Make us feel this source? « It’s not enough to love! We must worship! ” he is getting excited somewhere[10]. How do we show this, a world to worship? We have to invent something new, a new way of telling, of filming: a new kind of « cinema-poetry ».

« Soviet Realism » and Cinema-Poetry

Soviet cinema has a strange reputation, that of being limited to the famous « Soviet realism ». For Jdanov, his great promoter, it is a « combination of the most mundane, everyday reality, with the most heroic perspectives. » Simplicity, realism, optimism: that is the basis. An art for the masses. But the masses are not stupid. Soviet cinema, by the way, is a cinema of militant intellectuals. The aesthetic discussions in the Soviet Union were far more intense than real personal or institutional tragedies (which Paradjanov bitter-lamented) would lead one to believe. As Paradjanov himself put it: « soviet realism is a fiction, it exists only in books”. The cinema of courtiers did not quite prevent more adventurous authors.

Viktor Shklovsky, a great Soviet theorist, summed it up in a 1927 manifesto article that no doubt inspired Paradjanov: « A film without plot is a poetic film. « [11] Solving problems by form, he adds, and not by content (semantics), is poetry. It is not a cinema where you don’t understand anything: we understand, but by form, by the very aesthetics of the image and its movement. The epic cinema of Dovzhenko, the Ukrainian master of Paradjanov, is already a poetic cinema, just look at the Arsenal shot in 1929 and its strange staging of immobility. In the early 1960s, a new poetic school began to form with Paradjanov, Yuri Illienko, Leonid Osyka, probably inspired by Ivan’s Childhood of Tarkovsky. Paradjanov, meanwhile, invented a poetry of the still image: his film is flipped like an old manuscript of armenian miniatures.

Some authorities in Moscow’s Goskino (the film department of the Ministry of Culture) were having trouble with this formalism: « The people will not understand history! The Westerners are crying out for censorship, and it is true that Sayat-Nova has been cut up and reassembled. But wasn’t the Goskino concern legitimate? If the aim of the film was to convey the greatness of a transcaucasian poet to the people of the entire Soviet Union, and even to export the film, was it not necessary to have a clear narrative? Ashik Kerib’s frame is quite clear, though strange at times. The viewer is not at all invited to reconstruct a chain of causes and effects. The ashugh, for example, is in a tiger pit, then in the next shot he wanders in an abandoned shrine. How did he escape from the tiger? The viewer will not know.

Surrealist poetry, in fact, but of a surrealism that seems to draw from a whole other source than that of an André Breton[12]. Absolutely surreal, for example, this scene from the tiger pit: fabric tiger, two-sided bifron tiger whose head pivots around the neck like a flashlight. This surrealism, Steffen links it rather to the idea of strangeness (ostranenia) defended once again by Shklovsky who writes: « To turn the feeling in our guts, to make us feel the objects, to make a stone smell the stone, man was given the tool of art. (…) By unfamiliarizing objects, by complicating shapes, the tool of art makes perception long and laborious. « [13] In rebellion against reality, Paradjanov? Is it not rather that by the detour of the strange, the ancient, and even the icon, the viewer is rendered to a more pure sensation of the real as it is?

How do you make a movie in the Soviet Union?

How could such films be produced? What does the “censorship” that has so often affected Paradjanov mean? To understand this, one must look more closely at how the Soviet film industry operated.

The characteristic of Soviet cinema is the state monopoly on the production and distribution of films: cinema is a public service, not a market, and as such the creativity of the filmmaker must be at the service of recognized cultural and aesthetic principles, not capitalist interests. It is therefore not that a film is ‘censored’ from the outside, but that the entire production and distribution process involves public institutions from the inside.

The film industry throughout the Soviet Union was under the authority of the Ministry of Culture, in particular Goskino (which changed its name several times since its creation in 1922). In order for a studio to finance a film, its script had to be approved by a department of the Goskino, the Main Department of Script Writing (Glavnaia stsenarno-redaktsionnaia kollegiia). Its role was as much political as aesthetic, and its members, including film professionals, also served to advise the author on the artistic level.

After the success of Shadows of the forgotten ancestors, which greatly benefited the status of the Dovzhenko Film studio in Kiev, Paradjanov was invited by Armenfilm in 1966. The Soviet Union celebrated the jubilee of the poet Sayat-Nova, perceived as a figure both national (Caucasian) and transnational, universal. Paradjanov first submitted his screenplay to the studio, which in turn submitted it to the Armenian department of Goskino. As we saw, his script was very original, and artistically very ambitious: show not the poet, but the sources of his poetry. This project is approved by the Armenian department and in turn submitted to the main department of Goskino of Moscow.

The latter is more reserved: the choice of a poetic cinema could prevent viewers from having a clear vision of the poet’s historical reality: cinema is an art for all, and this is to commemorate a cross-cultural hero. However, the Goskino only requests special attention from the Armenian department for this film. But the director can also complain to the ministry about his studio: Paradjanov did so abundantly, to the point that Moscow ordered the Armenian Goskino to no longer hinder Paradjanov’s creative process.

The film as it exists today is not the version desired by Paradjanov: Alexei Romanov, the director of Goskino, demanded changes before the broadcast. But his main complaint was that the film, by its excessive formalism, failed to teach the Soviet public « the true life course of the great poet of Transcaucasia and his role in the development of the Armenian national culture. Naked scenes such as religious imagery were only partially censored. Eventually Romanov gave the film only a distribution in Armenia under the title The color of pomegranates, because in his eyes it was not a film about Sayat-Nova. The film was not forbidden. Later, it was again (cleverly) edited for broadcast throughout the Soviet Union by Goskino, but precisely to give the film a wider audience. On the other hand, it did not authorize its distribution abroad.

Of course, we can regret this mutilation. But which Western filmmaker has the last word on his editing? And would Hollywood be able to produce and distribute a film like Sayat-Nova, even in the mutilated version we know of it? Which private investor would have financed it? Who would have bet on such artistic choices?

(Second part here)

PYD

Une réflexion sur “Miniatures arméniennes et cinéma soviétique : l’Ashik Kerib de Serguei Paradjanov (1/2)

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